Nawir de Koffi Boko




           LE RÔLE DE L’INTERTEXTUALITÉ DANS LE ROMAN "NAWIR

« Toute littérature est un emprunt et on ne peut écrire que dans une langue qui a déjà porté d’autres œuvres, et l’on en demeure soi-même marqué », postulait Gérard Genette. Il n’y a donc pas de création ex nihilo. En effet, les textes littéraires se nourrissent d’œuvres antérieures. On appelle ‘’intertextualité’’, les relations que les œuvres entretiennent entre elles. L’intertexte est donc l’ensemble des allusions ou références implicites présentes dans un texte et renvoyant à un autre qui, lui est antérieur. C’est en un mot lorsqu’un auteur cite, parodie, transforme ou réécrit l’œuvre d’un autre auteur. L’intertextualité peut se manifester également sous forme de plagiat. On citera, à titre illustratif, le roman ‘’Le jeune officier’’, œuvre du philosophe français Michel Henri publié chez Gallimard en 1954 et repris par l’écrivain gabonais Georges Bouchard en 1999 sous le même titre. Et parlant de l’intertextualité, le roman ‘’NAWIR’’ du Togolais Koffi  Boko se prête bien à cette lecture. Cet ouvrage illustre bien ‘’la littérature palimpseste’’ parce que l’œuvre se construit sur d’autres textes francophones africains dont les traces demeurent plus ou moins évidentes. En outre, l’auteur essaime son texte de nombreuses références littéraires qui méritent d’être analysées. Alors, il importe de s’interroger sur le rôle de l’intertextualité dans le roman ‘’NAWIR’’ de Koffi Boko. Quels sont les ouvrages avec lesquels ‘’NAWIR’’ tisse des relations de coprésence ?

             NAWIR, UNE DÉRIVATION DE L'ARCHER BASSARI ?

Koffi Boko a conçu son roman comme une dérivation du roman policier malien ‘’L’ARCHER BASSARI’’ de Modibo Sounkalo Kéita, c’est-à-dire qu’il établit un pont entre les deux intrigues romanesques. En effet, le roman NAWIR fourmille de références à l’histoire de ‘’L’archer Bassari’’. Le narrateur y revendique même une certaine parenté thématique. Aussi, afin de bien appréhender cette relation entre les deux romans, importe-t-il de donner en quelques mots la substance de ‘’L’ARCHER BASSARI’’. Alors, de quoi est-il question dans l’ouvrage de Modibo Sounkalo Kéita ? Le roman ’’L’archer Bassari’’ raconte qu’une terrible sécheresse sévit dans le Sahel et fait des victimes. Les plantes, les animaux et les êtres humains en pâtissent. La pluie a déserté la région. Le soleil brûle le sol qui craquelle. Il n’y a ni à manger ni à boire. À Oniateh, en pays Bassari, on voit les hommes et les rares animaux (qui existent encore), efflanqués, errer comme des fantômes. Alors, sur ordre des anciens, une délégation se rend à la capitale Kionda, pour solliciter, auprès des autorités, de l’aide allouée par la communauté internationale. La délégation revient bredouille car les hommes du pourvoir ont détourné une partie de l’aide internationale à leur profit. L’autre partie se retrouve sur le marché noir. Acculés par la famine, malgré eux, les habitants d’Oniateh consentent à un grand sacrifice : vendre leur divinité, l’idole d’or pour récolter l’argent nécessaire à l’achat de la nourriture. Quelques hommes sont chargés de la noble mission. Mais une fois arrivés à la capitale, ceux-ci vendent l’idole d’or, se partagent l’argent, changent d’identité et se glissent dans l’anonymat de Kionda, la capitale. Restés sans nouvelle des leurs partis vendre l’idole d’or et rapporter la nourriture au village, les anciens envoient un second groupe d’hommes à leur recherche. Mais là-bas, cette deuxième délégation sera corrompue par la première et elle aussi disparaîtra dans la circulation de la ville. Les fils d’Oniateh, devenus riches sous de faux noms, mènent la belle vie à la capitale pendant que la famine décime le village. Mais un témoin originaire d’Oniateh, émigré de longue date à Kionda, découvre l’ignoble supercherie qui cause tant de préjudice au village et essaie en vain de raisonner les délégués. Insensible à leur tentative de corruption, il revient au village porter la triste nouvelle aux anciens. Ceux-ci, après un rapide conciliabule, décident de punir les délégués qui ont trahi leur confiance. Ils envoient l’archer châtier les coupables. L’archer Bassari accomplit parfaitement sa mission et rentre au village. Voilà en substance le contenu de « L’ARCHER BASSARI » de Modibo Sounkalo Kéita, pionnier des romans policiers, publié en 1984. Mais quel rapport a-t-il avec le roman togolais « NAWIR »? Dans son texte, l’auteur togolais établit explicitement le lien entre ‘’NAWIR’’ et ‘’L’archer Bassari’’ de Sounkalo Modibo Keita, de la page 171 à 172 :« La nuit fut longue. Nawir se vit dans le mobile de sa présence à Yemville : batailler pour la reconquête de la dignité. Il se souvint de tout. Il avait été chassé pour s’être opposé à la vente de ce qui représentait l’essence même de son peuple, le trône d’or. L’inconcevable avait été commis. Ce fut une trahison, cette vente du trône. Les raisons alléguées ne pouvaient justifier l’odieux acte. La famine, la sécheresse, la pauvreté dictaient-elles l’acte ? Nawir trouvait toutes ces raisons fallacieuses et impertinentes. Les mauvais avaient colonisé les cœurs. Le démon avait rongé les volontés. Et puis, on vivait comme des choses. On agissait comme des lépreux non informés. L’archer avait vengé la communauté Bassari. Bravo Modibo ! Un à un, les indélicats fils avaient été punis. Mais, il restait une pièce à récupérer, le trône. […] Depuis le jour où son peuple avait vendu le trône d’or, il était malade. Il s’y était opposé. D’ailleurs, c’était pour cela qu’il était contraint de quitter le pays natal pour se réfugier à Yemville.» (PP.171-172).Dans cet extrait, Koffi Boko ne se contente pas de nous donner simplement en quelques mots l’idée essentielle de ‘’L’archer Bassari’’ mais il cite expressément son auteur Sounkalo Modibo Kéita à qui il rend hommage dans l’exclamation laudative « Bravo Modibo » (P.172). En outre, Koffi Boko fait de son héros Nawir, un natif d’ « Oniateh nouveau en pays Bassari » (P.14), village natal de l’archer Bassari qu’on retrouve dans le roman ‘’L’archer Bassari’’. En effet, à la page 131 de son roman, Modibo Sounkalo Kéita décrit longuement les pénibles pistes qui conduisent à Oniateh, et à la page 70, le vieux devin Sambou apprend au journaliste Simon (détective privé) que l’archer vient d’Oniateh en pays Bassari. À la page 148 de son roman, Koffi Boko donne la parole à son héros Nawir pour nous livrer les raisons qui le poussèrent à quitter son village natal « Oniateh nouveau en pays Bassari » (P.14) pour s’installer à Yemville. Il insiste sur son opposition à la vente du trône d’or : «Le jour de vente de notre unique héritage (le trône d’or de notre communauté), je m’étais opposé à mes frères. Mécontents, ils s’en étaient pris à moi, voulant à tout prix m’assassiner. Et alors j’ai dû fuir à destination de Yemville. A mon sens, la dignité n’a pas de prix ». (P.148).Ici, les références à « L’ARCHER BASSARI », incontestablement l’un des chefs-d’œuvre de la littérature de l’Afrique noire francophone participent de la volonté du romancier togolais de rendre hommage à Modibo Sounkalo Kéita. Ces allusions traduisent non seulement son admiration pour son aîné malien mais elles illustrent également son travail, sa maîtrise de la technique narratologique ; lui qui ne s’est pas seulement contenté de citer mais a su imbriquer harmonieusement les deux intrigues. Il a, comme un ingénieur, construit un pont entre deux romans que le temps et l’espace séparent.

                NAWIR COMME UNE CÉLÉBRATION DE LA LITTÉRATURE AFRICAINE 

 Outre « L’ARCHER BASSARI » de Modibo Sounkalo Kéita, Koffi Boko célèbre également d’autres grands noms de la littérature africaine comme l’écrivaine sénégalaise Aminata Sow Fall, auteur de l’immortel roman ‘’La grève des battus’’ évoqué indirectement dans ces lignes de la page 170 :« Il faut penser à clôturer le cynique bal. Les calebasses d’Aminata avaient fait grève. Les Dakarois en étaient malades. Pourquoi ? Même les moutons savent reconnaître la bonne herbe». (P.170).L’auteur togolais n’oublie pas le Nigérian Chinua Achebe et le burkinabé Nazi Boni quand il écrit à la page119 :« Avec peut-être la même conscience d’être plus riche que le pays afin de climatiser impunément les toilettes. Il n’y a pas d’erreur à cet égard, vous répondra-t-on. Seulement, un constat s’établit : le monde s’effondre et le crépuscule des temps anciens plane encore.» (P.119). À la page 165, à travers la référence implicite à la célèbre pièce tragique « La tragédie du roi Christophe », le grand Aimé Césaire, inventeur du mot ‘’négritude’’, est sollicité concomitamment que Victor Hugo (Les misérables), Albert Camus (La peste), Wolé Soyinka (Une saison d’anomie) et le togolais Sénouvo Agbota Zinsou (On joue la comédie) :« Des misérables à la peste, l’humain n’a été que dans une saison d’anomie, une morte saison où l’on joue la comédie dans une tragédie et où le roi Christophe, toujours dans sa candeur…. » (P.165).Sénoufo Agbota  Zinsou n’est pas le seul écrivain togolais pour qui Koffi Boko se découvre. Dans « NAWIR », il rend également un hommage appuyé au poète togolais Anas Atakora dont l’œuvre ‘’Partir pour les mots’’ est citée dès l’entame du texte :«Yemville se souvint que les parents dudit couple, pour sortir des mêlées, avaient tenté de partir pour les mots à travers des paroles insulaires sur le vieux radeau d’un professeur» (P.14)Ensuite, « Monts et Rêves », autre ouvrage d’Anas Atakora, est mentionnée à la page 100 :« Sur le podium du restaurant, un jeune poète, inspiré par Hadjivodou –Orphée- déclamait les meilleurs chants poétiques des Monts et Rêves d’Anas ». (P.100).Enfin, il rapportera à la page 153 les vers d’Anas, l’artiste :«Le lendemain, il tomba dans le délire d’Anas, l’artiste : ‘’Dans sa tire/le sire//Cire/ Son cuir/Délire/ Vire/Tire/Pire » (P.153).Il faut noter que Koffi Boko fait même du poète Anas, un personnage de son roman, mais un personnage non agissant cité plusieurs fois dans l’œuvre. Le même hommage est rendu aux ‘’Grand Prix littéraire’’ togolais. D’abord, à Kagni Alem, le préfacier de « NAWIR », à travers des références implicites ou explicites à ses œuvres comme son essai ‘’DANS LES MÊLEES’’ (P.14), sa célèbre pièce ‘’CHEMIN DE CROIX’’ (P.81) et sa nouvelle ‘’LA GAZELLE S’AGENOUILLE POUR PLEURER’’ (P.107). Ensuite, Kossi  Effoui, un autre ‘’Grand Prix Littéraire’’ est convoqué également à travers ses romans ‘’LA POLKA’’ (P.14) et ‘’LA FABRIQUE DES CEREMONIES’’ (P.173). Enfin, un clin d’œil est fait à Sami Tchak, encore un ‘’Grand Prix Littéraire’’ à la page 57 en faisant allusion à ‘’LA PLACE DES FETES’’ (P.57). On retrouve à la page 65, une allusion à la pièce théâtrale ‘’LA FOLIE DE SALOME’’ de Sekou Kadjaganbalo, écrivain togolais.

                 NAWIR, UN NAVIRE POUR UNE MERVEILLEUSERANDONNÉE DANS L'UNIVERS DES LETTRES IMMORTELLES 

En réalité, lire le roman NAWIR de Koffi Boko, c’est effectuer une véritable excursion dans l’univers des belles Lettres à condition de disposer des outils nécessaires pour en jouir, c’est-à-dire une culturelle littéraire acceptable. Il faut reconnaître que ceci n’est pas à la portée d’un lecteur médiocre ou pressé. En effet, il n’est pas rare qu’au détour d’une ligne ou d’une page, un mot, une expression, une phrase ou simplement un nom nous sollicitent, se saisissent de nous et nous emmènent à la rencontre des grands noms de la littérature mondiale. Ces multiples allusions, références ou citations qui parsèment le roman NAWIR rappellent à notre mémoire, des auteurs et des œuvres qui ont nourri notre jeunesse estudiantine. Ainsi, dès l’entame de la lecture, nous tombons sur Jean-Marie Le Clézio, les Goncourt, Senghor le fils de Joal (P.13). Après, Hugo et Brecht viennent à notre rencontre à la page 30 avant qu’on nous « largue à Lisbonne sur les traces de Candide » de Voltaire (P.33). La Bible (P.36) en main et la chanson de Roland(P.37) dans la tête, comme « si c’était une fable » (P.52), on pense à Jean de la Fontaine et à la bataille d’Achille et d’Hector (P.67) de l’Iliade d’Homère, de la mythologie grecque ainsi que « les Atrides » (P.70) et « la statuette d’Athéna » (P.66). On n’oublie pas Gavroche (P.67) le gamin de Paris chanté par Hugo dans Les Misérables. À la page 68, la Comédie humaine de Balzac, L’étranger et la peste d’Albert Camus nous courtisent allusivement pendant qu’à la page 68, André Malraux nous fait un discours sur la condition humaine « comme dans le film ‘’J’irai cracher sur vos tombes’’ de Boris Vian » (P.71). On poursuit notre randonnée littéraire à bord du bateau NAWIR et on aura le bonheur de voir ‘’Le Rouge et le noir’’ de Stendhal sur le quai de la page 79. La belle « Esmeralda » de Notre Dame de Paris, chère à Victor Hugo, nous attend à quelques pages de là (P.88). Elle venait de terminer la lecture des aventures de Marco Polo (P.106) et de Robinson Crusoé de Daniel Defoe (P.107). NAWIR nous menant sur les traces des Amours légendaires de « Roméo et Juliette » et «Tristan et Yseult » (P.107), nous conseille la lecture de « La bête humaine» d’Émile Zola (P.118) avant notre arrivée « au pays de Tintin » (P.137). Mais nous avons préféré faire escale à la grande bibliothèque de Yemville où se reposaient le philosophe Pascal plongé dans ses« Pensées » (P.143), le dramaturge William (P.143), créateur du « Roi Lear au pays de Shakespeare» (P.144), Molière avec son « malade imaginaire » (P.144), « papa Racine » blâmant « maman Phèdre » (P.144), Jean Anouilh, le père d’Antigone (P.145). Dans cet endroit, les grands noms de la littérature mondiale dorment, bercés par « la chanson du petit Gavroche dans la quatrième partie des Misérables de Hugo : ‘’Je ne suis pas notaire/C’est la faute à Voltaire/Je suis petit oiseau/ C’est la faute à Rousseau’’ » (P.145).Sortis de la bibliothèque, laissant derrière nous, « Marc Aurèle, le cousin lointain mais presque littéraire de Sénèque » (P.172), nous avons poursuivi notre balade littéraire avec NAWIR sur « les Chemins de la liberté » (P.173)de Madiba Nelson Mandela qui a su « rendre moins ambiguë l’aventure des Noirs » (P.174), pour ne pas dire Aventure ambiguë comme Cheikh Amidou KANE. L’étranger de Camus (P.174) et l’esclave de Kagni Alem (P.174) nous dépassent et courent « en direction de Pozzo ou de Godot » (P.176) sans se demander « pourquoi, le grand Picasso mettait le noir sur le blanc » (P.177).Arrivés à destination, à la fin de notre lecture, nous quittons le bateau Nawir, très enrichis culturellement. Cette randonnée dans l’univers des lettres sous le magister de Koffi Boko a réveillé en nous des sensations que nous avions oubliées. Comment expliquer la richesse de l’intertexte dans le roman NAWIR ? Les multiples allusions et références littéraires qui abondent dans le roman traduisent avant toute chose l’immense culture littéraire de l’auteur. Deuxièmement, c’est une façon aussi pour Koffi Boko de témoigner sa gratitude à tous ces devanciers qui ont contribué à la formation de sa ‘’personnalité littéraire’’. Car le romancier togolais n’ignore pas que si « le devancier a une grande responsabilité à l’égard non seulement de ses contemporains, mais aussi de la postérité » (P.145), lui, en tant qu’héritier est tenu par un devoir de mémoire ; il a obligation de conserver toujours vivants dans nos mémoires les noms et les œuvres de ces devanciers. Et c’est ce que Koffi Boko fait si brillamment dans ce roman.

Commentaires

  1. Une oeuvre bien réussie et encourageons nos écrivains africains pour répandre les valeurs africaine partout dans le monde.Josué AMENUNYA

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